La publication du sixième rapport du GIEC sonne une fois de plus l’alerte. Il est incontestable que les activités humaines provoquent un réchauffement généralisé et rapide de la planète. Sécheresses, canicules, tempêtes, incendies : les effets du changement climatique se font déjà sentir. En réduisant drastiquement et rapidement les émissions de gaz à effet de serre (GES), nous pouvons encore éviter un réchauffement de 2 °C, voire de 1,5 °C, par rapport à l’ère préindustrielle. Les émissions de GES continuent pourtant de battre des records, et ce, malgré la pandémie de Covid-19. L’écrasante majorité de ces GES est le fait de la combustion d’hydrocarbures, y compris en France où ils représentent plus de 60 % de notre énergie finale, signe de la nécessité de transformer en profondeur le fonctionnement de notre société. C’est le sens du Plan de Transformation de l’Economie Française en faveur du climat et de la résilience (PTEF) dont les travaux ont été lancés par The Shift Project au printemps 2020.
La décarbonation de notre système de production et de notre consommation d’énergie transformera profondément l’appareil industriel et nos modes de vie fondés sur l’abondance d’énergie fossile. Cette dépendance aux énergies fossiles est telle qu’une substitution totale par de l’énergie décarbonée est inenvisageable dans le délai imparti pour réduire nos émissions de GES. Nous devrons donc faire face à une réduction de notre consommation globale d’énergie pour parvenir à limiter les effets du changement climatique.
En raison du rôle structurant joué par l’énergie dans le fonctionnement de nos sociétés, le potentiel déstabilisateur de la décarbonation est immense. Les transformations à opérer devront tenir compte des particularités de chaque territoire, et refaçonneront en profondeur leur économie, leur aménagement et leur gouvernance. La lutte contre le changement climatique est indissociable des enjeux de biodiversité et d’épuisement des ressources, mais aussi des importantes inégalités entre territoires et populations. Les effets des mutations du système économique et la répartition des efforts de sobriété sont susceptibles d’accentuer ces inégalités et la fragilité des territoires et populations les plus démunis, provoquant de graves crises socio-économiques. Les négliger expose les politiques de transition écologiques à l’échec. La prise en compte de ces différentes dimensions nous conduit à parler de transition écologique pour qualifier l’ensemble des transformations de notre société destinées à conjuguer respect des limites planétaires et bien-être humain (dont la décarbonation est une composante essentielle).
Le réchauffement des températures se poursuivra au moins jusqu’en 2050. Si nous pouvons encore limiter ses effets, certaines conséquences, comme l’élévation du niveau de la mer, sont irréversibles. S’y articulent des risques préexistants ou concomitants (pollutions, épuisement des ressources, érosion de la biodiversité, etc.). La nature des risques en question varie d’un territoire à l’autre, mais aucun n’est à l’abri. Dans ce contexte, les exercices de prospective s’accordent sur l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des crises. Ces perturbations menacent des écosystèmes entiers, et jusqu’aux fonctions vitales des territoires en fragilisant les infrastructures et les réseaux. Là encore, de grandes inégalités se font jour entre territoires et entre populations plus ou moins frappés par ces chocs et stress chroniques, que ce soit en raison de vulnérabilités particulières ou de leur trop faible capacité d’action. La diversité des situations ne fait qu’accentuer le risque de mal-adaptation, c’est-à-dire le risque que soient mises en place des actions qui accroissent ou déportent les risques qu’elles étaient censées réduire. Dans ce contexte, les territoires risquent de s’empêtrer dans la gestion de crise permanente et d’être dans l’impossibilité de soutenir leurs efforts pour mener la transition écologique. Ce qui conduirait tragiquement à l’aggravation des crises à venir.
Tous ces risques font craindre une transition écologique, désordonnée, voire chaotique. Il s’agit d’anticiper une trajectoire de transition des territoires incertaine et dangereuse en reconnaissant pleinement la diversité des risques auxquels ils sont et seront confrontés. Les territoires doivent pouvoir continuer de fonctionner et de répondre aux besoins essentiels de leur population, quels que soient les chocs majeurs auxquels ils pourront être confrontés, en s’y adaptant et en réduisant en continu les stress chroniques à leur origine. Face à une telle situation, il devient pertinent de s’intéresser à la résilience des territoires, autrement dit, à leur capacité à absorber les perturbations en se réorganisant ou en modifiant leur structure, tout en conservant leurs fonctions essentielles, leur cohésion, leur identité et leur capacité de gouvernance. L’objectif de résilience dans ce contexte de transition écologique ne peut pas être le retour à la normale, mais bien la transformation des territoires. La résilience des territoires est ici considérée comme un horizon mobilisateur pour appréhender la complexité et la dimension systémique des enjeux et ainsi faciliter le renouvellement de leurs visions et de leurs trajectoires de développement.
Tribune. La crise sanitaire a mis en évidence notre vulnérabilité et celle de nos organisations et de nos territoires. Elle met également à l’épreuve nos manières habituelles de penser, de gérer et de fabriquer les villes et les territoires. Le déconfinement arrive et avec lui la nécessité de trouver des solutions pour vivre ensemble à distance.
Dans cet incroyable chantier, la clé des temps apparaît soudain comme une piste d’expérimentation : lissage des heures de pointe pour éviter la surcharge des transports en commun, aménagement de pistes cyclables temporaires et de rues lentes, mais aussi imposition de plages horaires strictes limitant la pratique sportive et la durée des sorties. L’approche temporelle devient un signal fort que la crise révèle en pointillé. Un urbanisme des temps et des mobilités semble tout à coup émerger dans la recherche pour bien habiter la ville de la pandémie et gérer au mieux le «déconfinement» en maintenant la distanciation physique. Au-delà des premières expériences, elle peut s’imposer comme un nouveau paradigme pour repenser des territoires plus résilients face aux crises à venir, des cités adaptables aux changements sociétaux et aux besoins des citoyens à court, moyen et long terme.
Les villes ne sont pas des structures figées mais des entités qui évoluent selon des rythmes quotidiens, hebdomadaires, mensuels, saisonniers et séculaires, mais aussi en fonction d’événements, d’accidents et d’usages changeants et difficiles à articuler. Pourtant, si on a souvent aménagé l’espace pour gagner du temps, on a trop rarement aménagé les temps pour gagner de l’espace. Les cartes d’une France et d’une Europe rétrécies par le développement des trains à grande vitesse en sont la médiatique illustration.
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Des politiques temporelles furent bien lancées dans les années 70 autour de l'étalement des vacances, de l'assouplissement du temps de travail et de l'animation urbaine. Certaines expériences comme «Bison futé», l'heure d'été ou les calendriers de vacances scolaires par zone ont même survécu. Au début des années 2000, à la suite de l'Italie, des expériences de «bureaux du temps» (Saint-Denis, la Gironde, Poitiers, Belfort, Rennes…), en lien avec la Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale (Datar), ont permis des avancées locales en matière d'observation, de sensibilisation, de représentation et quelques expérimentations intéressantes sur l'adaptation horaire des services ou la synchronisation événementielle. Mais dans l'action aménagiste et l'urbanisme opérationnel, l'idylle entre le temps et l'espace a souvent tourné court.
Si une pensée temporelle de la ville existe bien dans la recherche avec un appareil conceptuel qui s’est même progressivement développé depuis la fin des années 90 («chrono-urbanisme», «ville malléable», «urbanisme temporaire» ou «temporel», «ville réversible», «urbanisme tactique»…), l’approche a longtemps peiné à prendre forme. Le regain d’intérêt actuel permet d’envisager une inflexion de la fabrique de la ville et des territoires vers davantage de résilience. Il ouvre la voie à un urbanisme plus frugal et soutenable et permet d’esquisser la figure d’une ville se transformant sur elle-même en installant au centre les usages : pensée circulaire et rythmique, intensification et réemploi de l’existant.
L’urbanisme est longtemps resté concentré sur l’année voire la décennie du projet urbain, en négligeant de travailler les temps du quotidien et de s’en saisir pleinement comme outils de transformation durable de la ville. Bâtir des territoires résilients ne signifie pas seulement les ajuster face à la pandémie en cours, mais apprendre à rendre la ville adaptable en continu, la transformer en un système souple, multiscalaire et organisé pour réagir aux autres chocs à venir.
Cette approche temporelle a de nombreux avantages. En termes de politiques publiques, le temps est l’un des rares enjeux dont la responsabilité soit vraiment partagée. Tous les secteurs de la vie collective et du quotidien sont concernés : transports, services publics et privés, habitat, écoles, crèches, commerces, équipements culturels et de loisirs… Compétence de tout le monde et de personne, le temps est un sujet qui permet d’engager le débat avec l’ensemble des acteurs publics et privés, individuels et collectifs, oblige au partenariat, stimule l’intelligence collective et permet des expérimentations douces. Les pistes cyclables qui se déploient actuellement dans l’urgence en sont une bonne illustration. Ces transformations temporaires mais concrètes, réversibles et soutenables, illustrent un nouveau rythme du projet où l’évolution se fait par itérations successives, loin de la vision descendante, écrasante et définitive de l’urbaniste démiurge ou du prince éclairé.
Tactique, temporaire, réversible, transitoire, éphémère, les qualificatifs se multiplient comme autant de signaux œuvrant pour le déploiement d’une approche temporelle globale. La clé des temps est un outil favorisant la transition vers de nouveaux modes d’organisation de nos territoires. Elle permet de penser une ville plus mesurée dans l’utilisation d’un espace rare, de développer une pensée circulaire et inclusive, d’intensifier les usages de l’existant pour tous et de pousser le réemploi en organisant différemment la fabrique des lieux. Le temps nous inscrit dans une dynamique de l’organisation de la rue et de prise en compte des différents modes de vie dans la gouvernance des territoires.
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Au-delà des premières pistes qui émergent pour répondre à la crise, on peut repenser à un quotidien urbain aux possibilités renouvelées et ouvrir quelques chantiers à différentes échéances : programmation des horaires des services (administrations, transport, etc.) pour une utilisation moins intense ou plus différenciée ; mélange des vitesses et cohabitation des modes de déplacement comme partage modal ; développement des proximités pour réduire le temps de déplacement entre producteurs et consommateurs, domicile et travail, services et citoyens dans la logique de la «ville du quart d’heure» et des circuits courts ; valorisation de la lenteur et de l’immobilité comme ressources et préservation de lieux non saturés comme contrepoids des villes intenses ; évaluation de l’occupation réelle des espaces bâtis et fonciers publics pour les mettre à disposition des citoyens avec des modes de gestion adaptés ; occupation temporaire des bâtiments vacants sous les prix du marché en soutien aux acteurs fragilisés ; organisation évolutive des aménagements de voirie et redéploiement du mobilier urbain pour désengorger les espaces publics ; réflexion sur l’aménagement de la ville nocturne comme espace autonome et alternatif dans la ville 24 heures sur 24.
Nous invitons élus, techniciens, usagers et citoyens à changer de regard pour aborder leur ville comme un système spatio-temporel complexe. Cela nécessite d’observer les pratiques pour repérer les potentiels d’intensification et de désaturation et de les organiser en veillant aux équilibres locaux et à l’égalité entre usagers. La ville malléable n’est pas celle de l’accélération et du changement permanent. C’est celle qui sait s’adapter aux rythmes de chacun dans un équilibre constant entre les besoins de tous, tout en laissant les potentialités ouvertes. Une approche temporelle peut permettre d’infuser des politiques publiques ouvertes à l’incertitude, de laisser évoluer les pratiques, de soutenir le «faire» et d’accompagner la mobilisation citoyenne. C’est une ville attentive aux inégalités temporelles et qui réduit l’écart entre ceux qui ont le temps et ceux qui en ont moins, ceux qui ont les moyens de jongler dans la ville malléable et ceux qui la subissent.
La clé des temps est une formidable piste pour imaginer la résilience urbaine et un développement plus soutenable. Poursuivons les expérimentations du déconfinement, regardons mieux celles qui préexistaient et profitons de cette dynamique pour ouvrir un débat plus large en ancrant l’approche temporelle au cœur de la pensée urbaine
2023 est l’année la plus chaude jamais enregistrée sur le globe. En France, elle se classe au 2e rang tout juste derrière 2022, l’année dernière. Les faits sont têtus : au-delà de 2023, ce sont les dix dernières années qui ont été les années les plus chaudes jamais enregistrées sur le globe et il faut très probablement remonter à 125.000 ans pour retrouver une décennie avec un tel niveau de température planétaire.
Le rythme du réchauffement est sans précèdent depuis au moins 2.000 ans. Les changements sont généralisés, rapides, affectent toutes les régions du monde, et ils s’intensifient. Et c’est désormais un fait établi : l’intégralité du réchauffement global observé aujourd’hui est attribuable aux activités humaines et plus précisément à l’usage des énergies fossiles, le pétrole, le gaz naturel et le charbon, puis l’usage et l’artificialisation des sols incluant la déforestation. Pas 50%, pas 80% mais 100% du réchauffement planétaire est dû à l’influence humaine, de manière sans équivoque.
« Sans équivoque » correspond au terme inscrit dans le résumé à l’intention des décideurs du dernier rapport du GIEC, le 6e rapport publié en 2023. « Sans équivoque » désigne une conclusion pour laquelle le niveau de certitude ne peut être plus grand, sur la base d’un ensemble de preuves scientifiques concordantes, tout en étant indépendantes et de nature diverse.
C’est la mission du GIEC, le Groupe Intergouvernemental d’experts sur l’Évolution du Climat, de produire cette évaluation de manière collective, objective et transparente, de produire une méta-analyse dont les points essentiels sont ensuite soumis à approbation aux 195 délégués gouvernementaux représentant les 195 états membres de l’ONU. Chaque mot dans ces résumés écrits par les scientifiques sont âprement discutés par les délégués, chaque expression. Et ayant eu l’honneur de porter collectivement avec mes 234 collègues internationaux le résumé du 6e rapport portant sur les bases physiques du changement climatique, je peux vous assurer que ce qualificatif de « sans équivoque » fut challengé autant que possible.
Il est difficile pour des pays pétroliers comme l’Arabie Saoudite, la Russie, et bien d’autres, d’acter la responsabilité certaine des fossiles à causer intégralement le réchauffement climatique en cours. Et pourtant, les résumés du GIEC sont approuvés à l’unanimité par les 195 délégués. Les critiques et interrogations de ces pays sur le « sans équivoque » n’ont pas résisté à l’amoncellement de preuves toujours plus robustes grâce aux progrès dans les observations du système climatique, aux progrès dans la compréhension des processus physiques, chimiques, biologiques, aux progrès dans les outils et les méthodes de modélisation toujours plus performantes, l’ensemble de ces preuves étant documentées dans la littérature scientifique, et donc traçables.
Différence entre opinions et faits. L’attribution du changement climatique aux activités humaines que je viens de décrire ne correspond pas à mon avis, à mes opinions. C’est un fait scientifique.
Comment expliquer cette attribution formelle et quelle implication pour le futur ?
Les processus physiques et les observations nous montrent que le CO22 s’accumule dans l’atmosphère. Ils nous indiquent que c’est le cumul des émissions de CO2 depuis le début de l’ère industrielle qui détermine le niveau de réchauffement d’aujourd’hui et de demain. Deux conséquences : Premièrement : le changement climatique est un voyage sans retour en territoire inconnu pour l’espèce humaine. Les changements dans les fréquences de canicules, dans l’intensité des pluies diluviennes ou d’autres événements extrêmes, sont actés ; on ne reviendra pas en arrière. Deuxièmement : la seule option pour stabiliser le réchauffement climatique est d’atteindre la neutralité carbone. Cela signifie qu’il ne faut plus qu’aucune molécule de CO2 ne s’accumule dans l’atmosphère.
La neutralité carbone n’est pas un slogan politique, n’est pas un simple défi technologique décidé par les sociétés humaines. C’est une contrainte géophysique non négociable si on veut limiter le changement climatique et ses effets. La relation de proportionnalité entre cumul du CO2 et niveau de réchauffement global, implique que chaque tonne de CO2 compte, que les tonnes de CO2 présentes et futures déterminent le niveau de risque climatique, le niveau de souffrance, le nombre de morts dans les années futures. Je rappelle ici le chiffre d’au moins 60.000 morts additionnels en Europe en lien avec les conditions de chaleur extrême de 2022, une année emblématique d’un climat qui change, un avant-goût de notre climat futur normal en 2050.
Les connaissances nous renseignent aussi sur une propriété physique essentielle. Si nous arrêtons demain les émissions nettes de CO2 dans l’atmosphère, alors la température globale se stabilise immédiatement. Corolaire important : le réchauffement des prochaines années n’est pas lié à une quelconque inertie géophysique mais à l’inertie des sociétés humaines à atteindre la neutralité carbone. Chaque action compte.
Nous avons posé le cadre. Nous avons vu que nous sommes intégralement responsables des changements climatiques en cours. Nous avons vu que nous sommes aussi intégralement en capacité d’agir pour le futur. Où allons-nous ? Dans le mur si l’on ne fait rien.
Les émissions de gaz à effet de serre sont à un niveau record et augmentent chaque année à l’échelle planétaire. Les actions pour le climat montent certes en puissance mais les politiques publiques actuelles sont insuffisantes et nous amènent sur une trajectoire de l’ordre de 3 degrés à l’horizon 2100 en global, 4 degrés en moyenne sur l’année sur la France, autour 5.5 degrés en été sur la France. Sur cette trajectoire, un été de type 2022 est normal dès 2050. Un été de type 2022 est un été frais à partir de 2070, dans moins de 50 ans. Une France à +4oC connaitra ponctuellement des températures de 50 degrés.
Les évaluations scientifiques nous indiquent qu’il faut amplifier les progrès, dépasser les défis et faire sauter les verrous avec la double injonction d’agir sur les causes du changement climatique via des mesures dites d’atténuation, et en même temps d’agir sur les conséquences du changement climatique via des mesures dites d’adaptation.
Le rapport du GIEC nous montre que les changements incrémentaux ne suffisent plus et sans changement fondamental et structurel, immédiatement, soutenu dans le temps et dans tous les aspects de la société, limiter le réchauffement bien en dessous de 2°C, le seuil inscrit dans l’Accord de Paris, sera hors de portée. Le seuil de 1.5 est mort ! Trop tard ! Il sera franchi au début des années 2030, dans moins de 10 ans.
Chaque tonne de CO2 évitée dans l’atmosphère compte car elle empêche un réchauffement additionnel. Et chaque dixième de réchauffement évité compte car il nous éloigne des limites à l’adaptation dont la littérature scientifique en documente l’existence. Préparer la France à un réchauffement territorial de +4 degrés est une nécessité considérant les trajectoires actuelles mais c’est une gageure sur de nombreux aspects.
Pourquoi ? car des seuils d’irréversibilité auront été franchis pour les écosystèmes terrestres et marins et les difficultés seront considérables dans de nombreuses activités en lien avec l’agriculture, l’énergie, la santé dans un contexte planétaire très tendu en présence d’insécurité alimentaire, de compétition sur les ressources, de déplacements de populations et migrations climatiques. A l’inverse, lutter contre le changement climatique, c’est plus de bien-être, avec de nombreux cobénéfices en termes de justice et d’équité sociale, de pratiques inclusives en questionnant les gouvernances et l’accès aux prises de décision vers plus de démocratie, entre autres.
Jusqu’à présent, la communauté des climatologues n’a sous-estimé ni les tendances climatiques, ni les modifications statistiques des aléas comme les canicules, les pluies extrêmes, ni le type de risques attendus sur l’Europe et sur la France, sauf peut-être pour ceux associés aux sècheresses et aux incendies pour lesquels nous avons été probablement conservateurs, en prenant mal en compte les risques en cascade et avec des évaluations trop silotées.
Aujourd’hui, nous percevons et subissons le changement climatique dans notre quotidien. Nous savons où nous allons et avons une idée précise de là où nous ne devons pas aller car les risques sont aujourd’hui bien documentés et la justesse de nos projections depuis 20-30 ans, doit nous inciter à les considérer avec le plus grand sérieux.
Quelle trajectoire pour la France ?
La trajectoire est inscrite en France dans la Stratégie Nationale Bas Carbone, la SNBC, véritable feuille de route pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, avec l’ambition d’atteindre la neutralité carbone en 2050 telle qu’inscrite dans la loi du 8 Novembre 2019 relative à l’énergie et au climat. La loi implique une division au moins par 6 des émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990, doit concerner tous les secteurs d’activité et doit être portée par tous, citoyens, collectivités et entreprises. De telles ambitions sont impossibles sans pilotage de l’Etat, des Assemblées, des Régions et sans mise en cohérence des politiques publiques. Sur le poste transport, les objectifs de réduction sont de -38% en 2030 par rapport à 2015.
Où en sommes-nous ?
Le Haut Conseil pour le Climat, conseil indépendant mis en place par le Président de la République Emmanuel Macron, démontre factuellement dans tous ses rapports annuels que la dynamique actuelle de réduction des émissions en France est insuffisante. Il faudrait aller 2 fois plus vite et le point noir est précisément le secteur des transports qui ne baisse pas.
Le projet de l’autoroute A69 s’inscrit dans ce cadre national-là. Il s’inscrit aussi dans un cadre régional encore plus exigeant concernant la baisse des émissions du secteur transport car celui-ci représente en Occitanie non pas 32% des émissions comme à l’échelle nationale mais près de 42%. Au lieu de diminuer les émissions, cette nouvelle autoroute A69 conduira à une augmentation certaine des émissions de CO2 et nous verrouillera dans une mobilité basée sur une vitesse élevée et en voiture thermique. Elle conduira comme tout projet autoroutier dans le passé, à l’étalement urbain, à l’augmentation des distances quotidiennes, à des tensions sur le foncier, etc.
A la question, « quel secteur compenserait le dérapage du poste transport à cause de l’A69, afin de respecter le budget carbone global de la région Occitanie, afin de respecter tout simplement la loi », aucun acteur politique soutenant le projet n’a pu apporter une réponse. Les arguments en faveur de l’autoroute portant uniquement sur des considérations socio-économiques s’inscrivent dans une vision de l’aménagement du territoire aux effets escomptés qui ne correspondent pas aux évaluations scientifiques réalisées sur des projets similaires dans le passé, tel que documenté factuellement dans la littérature scientifique et par des acteurs académiques indépendants. Les justifications en matière « d’enclavement » et « développement du territoire » ne sont pas corroborés par les chiffres publics de l’INSEE par exemple pour le taux de précarité de Castres, pour le taux de chômage, etc.
Dans l’A69, la compensation carbone a été mise en avant comme étant la seule façon de prendre en compte les dégradations environnementales. De nouveau, cet argument ne résiste pas aux faits. Les mesures de compensation sont basées sur un principe d’équivalence très contesté par la communauté scientifique étant donné la complexité des écosystèmes et les évaluations qui se multiplient aujourd’hui confirment qu’elles ne sont pas efficaces. Les dommages créés par les aménagements de type autoroute sont immédiats, certains, et vont durer. Les effets de la compensation sont tout le contraire : différés dans le temps, hypothétiques, et impossibles à garantir sur le long terme.
Aujourd’hui, à l’heure où l’état sanitaire de nos écosystèmes en France est préoccupant, communiquer sur la compensation relève du greenwashing. Les chiffres du ministère de l’Agriculture et du Haut Conseil pour le Climat indiquent que nos puits de carbone s’effondrent en France avec une perte de près de 50% en une dizaine d’années. L’argument « planter cinq arbres pour un arbre abattu » est déconnecté de la réalité d’aujourd’hui en matière d’évolution du puits de carbone et des zones humides sur le territoire national. La compensation permet souvent aux acteurs de se dédouaner de leur propre responsabilité par rapport à l’artificialisation des surfaces, aux enjeux fonciers, et à l’atteinte à la biodiversité.
Nous, scientifiques du climat et de la biodiversité, mais aussi scientifiques issus des sciences humaines, sociales, économiques, politiques, avons fait notre part. Nous avons assuré notre mission d’information, de partage de connaissances en confrontant les arguments pour et contre, au service de la décision politique et de l’intérêt général. Au final, aucun acteur ne pourra pas dire qu’il ne savait pas.
Mais aux termes des différents échanges que nous avons eus avec tous les acteurs, nous ne pouvons que constater l’échec des discussions et l’impossibilité de développer des espaces communs de dialogue partagé. De manière délibérée et donc assumée, les faits scientifiques sont soit minorés soit tout simplement pas pris en compte. Il ne s’agit pas de climato-scepticisme mais de climato-cynisme.
Si la science ne peut en aucune façon dicter la décision publique, nous considérons que décider, en ignorant sciemment des connaissances scientifiques clairement établies, est problématique dans une démocratie.
L’ensemble s’accompagne la plupart du temps de vérités alternatives visant à désinformer, à retarder l’action ou maintenir le statu quo pour protéger des intérêts particuliers. Les historiens et les sciences humaines ont depuis longtemps analysé les ressors du déni climatique, dont celui de discréditer la parole des scientifiques. Ces derniers sont souvent taxés de militants sous-entendant qu’ils expriment des opinions ou que leur parole est biaisée par des opinions. La compétence, la légitimité, la crédibilité des personnes est ainsi remise en cause, pour disqualifier leur propos.
Cette démarche de disqualification s’applique aussi aux citoyens qui se mobilisent de manières diverses et qui sont désormais affublés du terme d’éco-terroristes, qui établit un parallèle avec des actes criminels et sous-entend une radicalisation. Ceci est pour le moins paradoxal puisque la plupart des mouvements sont pacifistes et les actions non violentes, comme celle pour laquelle nous sommes ici tous présents. Le parquet anti-terroriste n’a d’ailleurs jamais été saisi.
Dans ce cadre, quelle place et moyen d’action pour le citoyen qui voit qu’une décision politique va avoir une conséquence négative irréversible démontrée et qui essaie dès lors d’empêcher cette décision de s’appliquer ?
De nouveau, les études en sciences humaines et sociales évaluées dans le dernier rapport du GIEC montrent qu’un engagement plus fort de la société civile permet d’accélérer la prise de conscience collective sur les enjeux climatiques, que les mouvements non violents et les actions de désobéissance civile contribuent de manière positive et inspirante au débat démocratique.
On ne parle pas de l’A69 uniquement en Occitanie mais dans toute la France, en Europe, en Suède, au Royaume-Uni, dans le monde, au Brésil, au Costa-Rica. A partir de bases factuelles, la communauté scientifique s’est mobilisée en France de manière inédite contre ce projet de l’A69 avec des tribunes signées par plus de 1500 scientifiques. Pourquoi ?
Parce que ce projet d’A69 est emblématique et devient le symbole de ce qu’il ne faut plus faire. Il coche toutes les cases de la bifurcation impossible révélant les verrous dans la considération des faits scientifiques, dans les visions du monde, dans les idéologies, les structures sociales, les systèmes politiques et économiques, les mécanismes de prise de décision, de gouvernance et les relations au pouvoir, qu’il faut changer pour viser un monde durable et résilient au changement climatique.
Je conclus par 3 phrases tirées des résumés à l’intention des décideurs du 6e rapport du GIEC. Je les lis mot à mot :
Essentiel de rapprocher ces deux phrases avec la définition de l’état de nécessité dans le code Pénal.
Quel que soit son verdict, ce procès de l’A69 ici à Toulouse participe ainsi de manière incrémentale à l’écriture de l’Histoire du 21e siècle.