(BFM Bourse) - Alors qu'il apparaît de plus en plus clair que la coupe de 9,7 millions de barils par jour de la part de l'Opep+ sera largement insuffisante, les producteurs de schiste sont, comme attendu, en première ligne face à un choc de demande inédit.
L'effondrement de la demande mondiale de pétrole en raison de la paralysie économique planétaire vient d'être estimée par l'Agence internationale de l'énergie (AIE) à 9,3 millions de barils par jour (mbj) en moyenne sur l'ensemble de l'année 2020. Cette chute inédite ramènera la consommation mondiale à son niveau de 2012, autour de 90,6 mbj, estime l'agence basée à Paris. Pire, sur le seul mois d'avril, l'AIE prévoit une chute de la demande de 29 millions de barils par jour par rapport à 2019, à des niveaux plus vus depuis 1995. Compte tenu de la reprise très progressive de l'activité à travers le globe, la consommation devrait encore reculer de 26 mbj sur un an en mai, et de 15 mbj en juin.
Alors que "l'économie mondiale subit des pressions d'une ampleur inédite depuis la Grande dépression des années 1930" selon l'AIE, la spirale baissière pourrait se poursuivre, d'autant que les capacités mondiales de stockage arrivent à saturation.
Cette spirale baissière ne devrait pas s'arrêter, selon les experts. De fait, si l'accord négocié par l'Opep+ a provoqué un bref rebond des cours, "la réalité de la situation s'est imposée à mesure que le marché étudiait cet accord", a relevé ANZ Bank dans une note. Même si la réduction de l'extraction est l'une des plus importantes coupes de l'histoire, "elle est toujours bien inférieure à la chute de la demande", souligne la banque. Même constat pour Stephen Innes, responsable de la stratégie des marchés mondiaux chez AxiCorp, pour qui l'accord de l'Opep et ses partenaires "échoue à résoudre le problème immédiat de surproduction, laissant les prix du brut fragiles".
Donald Trump était allé plus loin la veille en affirmant que les principaux pays exportateurs de pétrole prévoyaient une baisse de leur production de 20 mbj. "Pour avoir été impliqué dans les négociations, et c'est le moins qu'on puisse dire, l'Opep+ envisage une coupe de 20 millions de barils par jour et non de 10 millions, comme il est généralement rapporté", a tweeté le président américain, qui n'a pas fourni de détails. Toujours via son réseau social favori, Donald Trump n'a pas pu s'empêcher de retweeter un éditorial du WSJ dithyrambique sur la manière dont il a mené les négociations avec la Russie et l'Arabie Saoudite, titré "The art of an oil deal", en référence au best-seller du président "The art of the deal". Cette tribune met notamment en avant la manière dont Trump a "utilisé la diplomatie pour limiter les dommages causés aux producteurs de schiste américains". Sauf que sur place, dans le bassin permien notamment, ces derniers sont contraints de fermer leurs puits, sans savoir quand et s'ils pourront les rouvrir un jour.
Cette période est révolue et la chute des prix -qui se maintiennent depuis deux mois à des niveaux très bas et ne semblent pas près de remonter- va contraindre de nombreux producteurs à mettre la clef sous la porte. L'Agence d'information sur l'énergie (EIA) estime ainsi que la production quotidienne moyenne de pétrole aux États-Unis va chuter de 500.000 bpj cette année puis de 700.000 bpj l'année prochaine.
Dans l'ensemble des États-Unis, jusqu'à 240.000 emplois liés au pétrole seront perdus cette année, soit environ un tiers de la main-d'œuvre des champs pétrolifères terrestres et offshore, estime le cabinet de conseil Rystad Energy.
Le boom pétrolier américain est mort le 6 mars, le jour où l'Arabie Saoudite et la Russie ont mis fin à un pacte tacite de plus de quatre ans qui freinait leur production pour maintenir des prix relativement haut et permettre au schiste de se développer. Pour ce faire, les entreprises du secteur se sont lourdement endettées (un rapport de Moody's estime à 86 milliards de dollars la dette à rembourser par les sociétés d'exploration et de production aux États-Unis et au Canada entre 2020 et 2024) durant les années d'expansion, s'exposant à un retournement du marché comme celui observé actuellement.
En mars, les contrats à terme du pétrole américain ont chuté à 20 dollars le baril, soit un tiers du prix de janvier et moins de la moitié de ce que de nombreux producteurs exigent pour couvrir les coûts de production. La chute de mars a conduit des douzaines de producteurs de schiste à réduire leurs dépenses et plusieurs d'entre eux ont retenu les services de conseillers en matière de dette. "Dès que le virus a frappé et que les prix du pétrole ont chuté, ils ont renvoyé tout le monde chez eux", a déclaré Joel Rodriguez, administrateur en chef du comté de La Salle, où se trouve le deuxième champ pétrolifère le plus productif du Texas, interrogé par Reuters.
Les producteurs de pétrole de schiste sont confrontés à des fermetures de puits et à une "détresse financière à l'échelle de l'industrie", même après les réductions de l'Opep+, indique pour sa part Artem Abramov, responsable des schistes au sein de la société de conseil Rystad Energy. Dans certains champs, il s'attend à ce que les prix régionaux atteignent des niveaux à un chiffre par baril.
Les dépenses pour les services aux champs pétrolifères vont chuter de 21% à 211 milliards de dollars cette année, le plus bas niveau depuis 2005, selon le cabinet d'études Spears & Associates. Et contrairement à la crise pétrolière de 2014-2016, "les prêteurs ne mettent pas plus de financement à la disposition des producteurs", souligne Raoul Nowitz, responsable de la restructuration chez SOLIC Capital Advisors, également interrogé par Reuters. Celui-ci prédit qu'une soixantaine de producteurs de schiste vont chercher à se protéger des créanciers cette année, et que beaucoup d'entre eux ne réapparaîtront pas sous de nouveaux propriétaires, certaines banques mettant en place des opérations pour reprendre et gérer les exploitations en faillite.
Autre signe de la détérioration du marché, le raffineur et opérateur de pipeline Phillips 66 a demandé au président de Texland Petroleum, qui exploite 1.200 puits dans le bassin permien, Jim Wilkes, de réduire ses livraisons de 15%, alors qu'un autre acheteur a carrément annulé son contrat, faute de demande. "Il n'y a jamais eu un moment où nous ne pouvions pas vendre le pétrole que nous produisons. Et c'est ce qui va se produire cette fois-ci", déplore Jim Wilkes.