Par Alain-Gabriel Verdevoye le 17.03.2020 à 07h30 Lecture 5 min.
Guillaume Devauchelle
"La fabrication d’un petit véhicule électrique requiert à peu près deux fois plus d’énergie qu’un modèle à essence équivalent à cause de la fabrication des batteries", explique Guillaume Devauchelle. Le process de production d’un modèle de type Renault Zoé zéro émission entraînera le rejet de "6 tonnes de CO2" environ, contre "3 tonnes" pour une voiture comparable de type Clio. "C’est un gros handicap".
2- Un rattrapage en fonction de la façon dont est générée l’électricitéEn revanche, l’électrique se rattrape au roulage. En France, où l’électricité est essentiellement d’origine nucléaire, la petite électrique rattrapera son handicap de fabrication en CO2 par rapport au modèle thermique "après 20.000 kilomètres". Sur la moyenne des pays européens, la Zoé mettra "35.000 kilomètres" pour combler le déficit initial. Aux Etats-Unis, "ce serait plutôt de l’ordre de 65.000 kilomètres et en Chine entre 65 et 150.000" ! Tout dépend en effet de la façon dont est produite l’énergie électrique, aussi bien pour la fabrication que l’utilisation du véhicule zéro émission. "Une voiture produite et utilisée en France est évidemment beaucoup plus vertueuse que la même fabriquée et utilisée en Chine", souligne ce Centralien.
3- Un gros modèle électrique consomme beaucoup d’énergieCela, c’est pour les petits modèles. Le directeur de l’innovation de Valeo se montre beaucoup plus critique sur le bilan des gros véhicules électriques, de type Tesla, Audi e-Tron, Mercedes EQC. Pour les fabriquer, "il faut compter 12 tonnes de CO2, contre 5 tonnes pour les équivalents thermiques". Et un modèle électrique va embarquer des centaines de kilos de batteries pour se mouvoir (650 kg sur la Mercedes). Il va donc "consommer beaucoup d’énergie"… pour transporter lesdites batteries. "Un modèle électrique pour grands trajets, ce n’est pas du tout vertueux", précise Guillaume Devauchelle.
4- Encore des particules, mais beaucoup moinsSi la petite auto électrique est écologique en ce qui concerne les émissions de gaz à effets de serre, l’est-elle toujours en ce qui concerne les divers polluants ? Le CO2 participe au réchauffement climatique mais n’est pas lui-même un polluant ! En roulant, l’électrique ne génère pas d’oxydes d’azote, d’hydrocarbures imbrûlés. Comme il n’y a pas d’embrayage, celui-ci n’émet pas non plus de particules ! Certes, les freins en émettent, mais "bien moins qu’un véhicule thermique". En revanche, un électrique "use plus de pneus qu’un modèle thermique équivalent". Toutefois, le bilan en usage reste largement en faveur de ce type d’énergie.
5- L’extraction des métaux : un vrai désastreLà où ça se complique, c’est quand on aborde l’extraction de minerais nécessaires à la batterie. "C’est le gros problème, qui ne se pose pas pour les modèles thermiques", lâche Guillaume Devauchelle. L’extraction est "très polluante". Pour le lithium, "il faut beaucoup d’eau pour l’extraire avec comme conséquence une pollution de l’eau". Pour le cobalt, "on l’extraie avec du cuivre, du plomb, du cadmium. C’est mauvais". Quant au nickel, il "est désastreux car mélangé à des métaux toxiques comme le chrome". Et ce, sans parler des conditions sociales du personnel ! Guillaume Devauchelle reste toutefois optimiste. "On a une maîtrise des technologies matures comme les véhicules thermique. Dans les batteries, les processus ne sont pas encore bien maîtrisés et on peut améliorer le bilan".
6- Batteries recyclées : un process trop cherAutre facteur négatif : le recyclage des batteries en fin de vie. Ou plutôt la difficulté de réutiliser les matériaux recyclés. Pourquoi ? "On saurait recycler, mais c’est cher et les matériaux recycles sont du coup plus onéreux" que les matériaux "neufs"… Là aussi, il existe néanmoins une forte marge de progrès. Qui prendra du temps.
Malgré les gros points noirs, Guillaume Devauchelle est formel : les petits véhicules zéro émission sont "indispensables" pour améliorer le bilan carbone et environnemental de l’automobile mondiale. L’idéal pour lui "serait une petite auto électrique légère" pour les seuls déplacements urbains. A l’exemple de la Citroën Ami, un quadricycle d’une demi tonne seulement (trois fois moins qu’une une Renault Zoé) présenté fin février et livrable en juin, à qui Valeo fournit le petit moteur électrique. L’engin mesure 2,41 mètres de long (presque 1,50 de moins qu’une Zoé). La batterie au lithium de 5,5 kWh promet une autonomie (très réduite) de 70 kilomètres. La puissance est limitée à 8 chevaux et la vitesse de pointe à 45 km/h. Fabriquée au Maroc, la micro-Citroën sans permis, accessible dès 14 ans est promise pour 6.900 euros (batterie comprise et hors bonus écologique) à peine. Elle sera également intégrée au dispositif d'autopartage Free2Move de PSA.On l’a vu, les véhicules électriques sont loin d’être un substitut magique permettant de limiter la catastrophe environnementale. Leur fabrication émet environ deux fois plus de gaz à effet de serre que leurs équivalents thermiques et génère beaucoup plus de pollutions toxiques du fait de la quantité bien supérieure de métaux qu’ils contiennent. Et comme leurs batteries ne durent qu’une dizaine d’années, qu’on les utilise ou non, il s’avère compliqué d’amortir toutes ces pollutions. Il faut que les véhicules aient de petites batteries, et donc ne servent qu’à des déplacements locaux. Que leur usage soit intensif, sans quoi la batterie perd de sa puissance avant même d’avoir servi à polluer moins — donc, que les véhicules soient partagés, au lieu de passer 95 % de leur durée de vie en stationnement. Il faut que la recharge de ces batteries s’effectue en mode lent, et ne crée pas de pics de consommation d’électricité ; que les métaux de ces batteries soient recyclés ou, au minimum, que les batteries soient massivement réutilisées pour stocker de l’électricité solaire ou éolienne.
Le projet de faire des véhicules électriques le socle d’une mobilité plus écologique repose donc moins sur le tableau d’ensemble actuel que sur une série d’hypothèses suspendues à des progrès futurs. Exemple cocasse : l’entreprise Tesla, dans son dernier « rapport d’impact », c’est-à-dire le document censé renseigner les dommages environnementaux de ses véhicules, n’hésite pas à argumenter en s’appuyant sur des performances à venir : « Quelles seraient les émissions de CO2 par mile [1.609 m] d’une Tesla Model 3 si elle était utilisée en autopartage sur un total d’un million de miles et rechargée uniquement à partir d’énergie solaire ? »
Pour Jean-Louis Bergey, expert en économie circulaire à l’Agence de la transition écologique (anciennement Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, Ademe), faire un tel pari semble de toute façon nécessaire : « La technologie des véhicules électriques n’est pas encore aboutie, mais ce n’est qu’en les diffusant dans la société qu’ils vont s’améliorer, explique-t-il. Car ce n’est qu’en massifiant les procédés industriels qu’on peut valoriser et financer la recherche, qui, à son tour, va permettre d’obtenir de meilleurs véhicules. » Bref, fabriquons des voitures électriques en masse en tablant sur le fait qu’elles s’amélioreront demain. Mais n’est-ce pas ce genre de raisonnements, fondés sur la confiance dans le développement technologique, qui nous ont amenés dans l’impasse écologique actuelle ? Il y a cinquante ans, au moment du lancement du parc nucléaire, ne semblait-il pas tout aussi évident que les avancées de la science permettraient de neutraliser ses déchets encombrants ? À l’heure du basculement climatique et de l’effondrement des écosystèmes, peut-on se le permettre ? Et plus pratiquement, comment le fait de renouveler prématurément un parc automobile en état de marche pour le remplacer par des véhicules qui risquent d’être obsolètes dans quelques années pourrait-il limiter les dommages environnementaux ?
Mais pour les professionnels du secteur de l’automobile et des nouvelles technologies, le véhicule électrique ne peut être considéré isolément, il n’est qu’une facette d’une « révolution » imminente, résumée par un acronyme à la mode : ACES (autonomous, connected, electric and shared - shared, partagé). « Il ne fait plus de doute que le véhicule connecté, zéro émission [électrique] et 100 % autonome sera une réalité dans un horizon proche », affirme ainsi le regroupement d’entreprises (Uber, Engie, Blablacar…) qui a soumis au gouvernement ses propositions pour « réinventer la mobilité à l’horizon 2030 » [1]. Car, du fait de leur motorisation et de leurs batteries, les véhicules électriques favorisent la transition vers des véhicules sans conducteur, pilotés par des capteurs et des algorithmes, dont ils sont l’une des briques technologiques.
Ainsi, demain, imaginent leurs promoteurs, grâce à l’avènement des véhicules autonomes, les plateformes comme Uber pourront faire baisser le prix des courses en supprimant le coût du chauffeur, ce qui incitera tout un chacun à ne plus posséder de voiture personnelle. Il suffira d’en appeler une depuis son smartphone. On pourra également envoyer son véhicule autonome chercher ses voisins pour partir travailler en covoiturage grâce à une appli dédiée. Grâce à la généralisation de la 4G et de la 5G, les feux rouges, les panneaux et les routes communiqueront avec les voitures, qui pourront aussi s’échanger des informations, ce qui fluidifiera le trafic et rendra la conduite plus économe en énergie. Après cette révolution des véhicules connectés et autonomes favorisant l’autopartage, les problèmes inhérents aux véhicules électriques seront résolus par la main invisible de l’intelligence artificielle et des réseaux. Le chaos de la motorisation individuelle fera place à un ballet silencieux et ordonné.
Mais si tel est l’horizon qui se dessine en arrière-plan du passage à la voiture électrique, quelles conséquences écologiques pourraient résulter du fait de placer la mobilité sous le grand ordonnancement du big data et des réseaux ? Par exemple, quelle quantité d’émissions de CO2 serait générée par l’énergie nécessaire pour faire circuler toutes ces données, si tous les véhicules étaient connectés en 4G ou 5G, et échangeaient constamment des informations entre eux et avec l’infrastructure routière ? L’équipe du Shift Project a montré que la part du numérique dans les émissions de CO2 était déjà en 2018 de 3,7 %, soit plus que le transport aérien (2, 5 %). La consommation d’énergie induite par les data centers, les terminaux et les réseaux a augmenté de 9 % par an depuis 2015. Et le Shift Project rappelle qu’un data center moyen (d’une superficie de 1.000 m² et d’une puissance d’1 MW) consomme autant d’énergie qu’une ville de 10.000 habitants [2]. Or la « smart mobility » s’apprête à faire exploser le volume du trafic sur les réseaux et dans les data centers. Comment cela n’effacerait-il pas les gains issus de la rationalisation des mobilités obtenue par la connectivité ?
De plus, le véhicule autonome est à peu près l’inverse de la sobriété. Pour passer d’un « simple » véhicule actuel à un véhicule autonome capable de se conduire et de se garer tout seul, il faut une quantité non négligeable d’équipements supplémentaires : caméras, lidars, radars et des centaines d’autres capteurs permettant de remplacer la perception et la conduite humaines. En plus des conséquences écologiques de la production très intensive en métaux et en produits chimiques de cette électronique de pointe, il faudra alimenter ces voitures en électricité. « Tout le monde est d’accord sur le fait que les véhicules autonomes seront très voraces en électricité, écrit Lance Eliot, expert étasunien en intelligence artificielle et directeur du Cybernetic AI Self-Driving Car Institute. Pour décrire leur consommation, certains la comparent à un nombre approximatif d’ordinateurs portables. Imaginez qu’il y ait à l’intérieur de votre véhicule autonome 50 ou 100 ordinateurs fonctionnant à pleine puissance. Cela vous donne une idée de la quantité d’électricité nécessaire pour alimenter les seuls systèmes d’intelligence artificielle et de conduite autonome dans un véhicule de ce type. »
De ce fait, même si l’efficacité des batteries de voitures électriques s’améliorait prodigieusement, même si l’on parvenait à rendre leur production moins polluante, il en faudrait de plus grosses et de plus puissantes pour alimenter les véhicules électriques « autonomes ». « C’est ce qui s’est passé avec les smartphones, poursuit Lance Eliot. Les premiers smartphones avaient de petites batteries peu performantes. On a amélioré leur efficacité. Mais dans le même temps, les fonctions des téléphones ont été démultipliées, si bien qu’ils consomment maintenant beaucoup plus d’électricité. [3] »
Autre problème : on a constaté que les véhicules électriques, silencieux et confortables, peuvent inciter à multiplier les déplacements en voiture au détriment de la marche ou des transports collectifs. Plusieurs études ont montré que les véhicules autonomes risquent de provoquer des effets rebonds bien plus spectaculaires. Ce que souligne le gouvernement dans sa synthèse sur les voitures autonomes, dont la dernière loi d’Orientation des mobilités a pourtant acté le déploiement : « L’amélioration du confort de conduite devrait améliorer significativement l’attractivité du mode automobile (individuel), en soi et par rapport aux transports collectifs. [Elle] pourrait générer une augmentation de la congestion pour les trajets domicile/travail et un renforcement de l’étalement urbain. [4] »
On peut donc se demander si une « mobilité du futur associant véhicules électriques, services de mobilité et véhicules autonomes » correspond réellement au « cercle vertueux », décrit avec optimisme par l’Ademe [5]. Des modes de transport fondés sur la fusion entre la voiture, le smartphone et le robot ont-ils la moindre chance de nous amener dans un monde plus sobre — ou vont-ils achever de nous propulser dans un univers de surmobilité et de surconsommation ? Est-il possible de lutter contre le réchauffement climatique en subventionnant l’industrie automobile et les start-up du numérique ? Non ? Alors il est encore temps de prélever quelques milliards du plan de soutien à l’automobile pour, par exemple, développer la recherche sur les mobilités low tech, subventionner les réparateurs de vélos et réhabiliter les vieilles lignes de train, dont l’infrastructure est déjà en place et amortie depuis des décennies.
C’est simple. Pour arrêter de polluer, il suffit de changer de voiture. Voici en substance le message que le gouvernement nous a adressé en mai dernier lors du lancement du plan de soutien aux « véhicules propres » assorti d’une enveloppe de huit milliards d’euros. Objectif : soutenir l’industrie automobile du pays et « inciter tous les Français, même les plus modestes, à se doter d’un véhicule propre, moins polluant et moins émetteur de gaz à effet de serre », avec des aides à l’achat d’un véhicule électrique avoisinant les 10.000 euros.
Les véhicules électriques émettent-ils réellement moins de CO2 que les voitures thermiques ? Depuis plus de dix ans, des équipes de recherche du monde entier en débattent à coups d’analyses de cycle de vie, ces études qui quantifient les conséquences sur l’environnement d’un objet depuis l’extraction des métaux nécessaires à sa fabrication, jusqu’à sa mise au rebut. Entre 2010 et 2019, au moins 85 études de ce type ont été réalisées sur les véhicules électriques par des instituts de recherche divers [1] !Un point fait consensus : produire un véhicule électrique demande beaucoup plus d’énergie, et émet deux fois plus de gaz à effet de serre que de produire un véhicule thermique, du fait de la production de sa batterie et de sa motorisation [2]. Le travail de ces analyses de cycle de vie consiste donc à quantifier ces émissions « grises » et à calculer à partir de combien de kilomètres parcourus cette production polluante rend le véhicule électrique avantageux par rapport à son homologue essence ou diesel. Un des paramètres cruciaux de la question est évidemment l’origine de l’énergie qui a servi à produire le véhicule, et ensuite celle de l’électricité qui le fait rouler : nucléaire, charbon, diesel, énergies renouvelables ? Un autre paramètre est la taille de la batterie, qui peut varier de 700 kg dans une Audi e-Tron à 305 kg dans une Renault Zoe. Tout dépend aussi de la durée de vie de la batterie, car s’il faut la remplacer, les émissions liées à sa production peuvent être doublées pour un même véhicule, avec un bilan CO2 totalement plombé. Chez PSA et Renault, les batteries sont garanties 8 ans pour 160.000 km parcourus (sachant qu’elles perdent aussi leur puissance si on ne s’en sert pas). Quant à Tesla, l’entreprise explique dans son "Rapport de conséquences environnementales" que ses batteries pourront un jour parcourir « un million de miles » [3], ce qui sera un argument de poids… quand ce sera vrai.
Les experts du cabinet de conseil écolo Carbon 4 défendent le véhicule électrique, considérant qu’une électrique de petite taille est moins émettrice de CO2 à partir de 30.000 ou 40.000 kilomètres parcourus — ayant dès lors « compensé » sa fabrication. Ils s’appuient notamment sur l’Institut suédois de recherche environnementale (IVL) dont la dernière étude, en 2019, confirme l’avantage des petites voitures électriques en termes d’émissions de CO2 [4] [5]. Ses auteurs précisent toutefois que leurs résultats sont fondés sur l’hypothèse d’« une production de batteries n’utilisant aucune électricité d’origine fossile, ce qui n’est pas encore la norme, mais pourrait le devenir dans un futur proche. » Un pari optimiste, puisque, en attendant la concrétisation de l’« l’Airbus des batteries » lancé au niveau européen, l’immense majorité d’entre elles sont produites en Asie dans des usines tournant au charbon, charbon qui reste la principale source de l’électricité actuellement consommée dans le monde (38 %). Par ailleurs, l’étude suédoise mentionne bien qu’elle ne s’intéresse qu’à la production de la batterie, et non aux émissions induites par son recyclage.
Parmi les autres travaux, une récente étude allemande analyse le cycle de vie d’une Caddy Volkswagen électrifiée en laboratoire, et le compare méthodiquement aux émissions induites par le même modèle à essence [6]. Conclusion : la Volkswagen électrique émet moins d’équivalent CO2 qu’une thermique, mais pas si sa batterie est produite en Chine (avec du charbon). Si elle est produite en Europe, elle ne rivalise avec la voiture à essence qu’à partir de 137.000 à 207.000 km — en espérant qu’elle dure jusque-là sans qu’il faille renouveler la batterie ! Les résultats sont plus encourageants si elle est principalement produite et alimentée avec de l’électricité d’origine renouvelable ; et plus encore si l’on prend en compte les économies d’énergie réalisées en réutilisant ensuite la batterie après sa fin de « vie automobile » (elle n’a perdu que 70 % de sa capacité) pour stocker de l’électricité en stationnaire, par exemple au bas d’un immeuble. En revanche, sa production est nettement plus polluante : intoxication et eutrophisation des réserves d’eau douce, artificialisation et perte de biodiversité, toxicité pour les humains, pollution radioactive, occupation des terres agricoles… Ces chercheurs constatent que « l’omission des conséquences liées à la production de l’électronique est quasi-systématique » dans la plupart des études publiées à ce jour et que très peu d’entre elles prennent en compte les autres formes de pollution, en dehors des émissions de gaz à effet de serre.
Un rapport de 2018 de l’Agence européenne pour l’environnement dresse le même constat : les émissions de NOx, SO2 et particules de la production des véhicules électriques sont 1,5 à 2 fois supérieures à celles des véhicules thermiques. Les conséquences en matière de pollution des sols et des eaux sont doublées, voire triplées [7], principalement par l’extraction et l’affinage des métaux et la production électronique. Un constat d’autant plus préoccupant que ces bilans n’offrent guère que des estimations, en partie fondées sur les chiffres avancés par les industriels — les compagnies minières, par exemple, pas vraiment réputées pour leur transparence. « Comment ces analyses de cycle de vie arrivent-elles à quantifier les pollutions minières ? s’étonne Aurore Stéphant, de Systext, association née au sein de la fédération Ingénieurs sans frontières qui regroupe des spécialistes des conséquences de l’activité minière. Sur de nombreux sites aux quatre coins du monde, nous constatons que les dommages environnementaux ne sont même pas quantifiés — les études d’impact n’existent pas —, et que les populations locales se battent sans succès pour que la pollution des sols et des cours d’eau soit prise en compte. Personne n’est aujourd’hui en mesure de calculer le bilan carbone des filières des soixante-dix matières premières minérales contenues dans une voiture. »
Tout se passe donc comme si le pacte implicite de la voiture électrique était le suivant : pour espérer une réduction des émissions de CO2, qui repose elle-même sur une série d’hypothèses fragiles — petites voitures, allongement de la durée de vie des batteries, généralisation des énergies renouvelables —, ainsi qu’une réduction de la pollution et du bruit dans les villes, il faut générer d’autres pollutions, ailleurs. Pour Alma Dufour, des Amis de la Terre, cela pose un sérieux problème de justice sociale : « La question de l’accès à l’eau dans les régions du monde qui subissent de plein fouet le changement climatique est aussi importante que les émissions de CO2. »
Le « véhicule propre » vanté par le plan gouvernemental est donc nettement un abus de langage (sauf à renvoyer à l’idée de propriété, au sens de « mon propre véhicule »). Quant aux émissions de CO2, la capacité des véhicules électriques à les réduire n’a rien d’évident, et s’avère même contre-productif dès lors que la voiture électrique est envisagée comme un simple substitut de la voiture thermique. « On part avec un handicap à cause de l’impact de production, explique Maxime Pasquier, de l’Ademe (Agence de la maîtrise de l’énergie). Donc, il faut compenser par un usage intelligent. » Un usage intensif, d’abord : il faut qu’un véhicule électrique parcoure beaucoup de kilomètres pour compenser sa production, c’est le cas des utilitaires en ville. Un usage ciblé : le véhicule électrique n’est économe que s’il emporte une petite batterie, donc les gros modèles permettant de partir en vacances, avec 500 km d’autonomie, ne sont pas viables écologiquement. « Par rapport à l’idée que la voiture électrique va nous sauver, dit Maxime Pasquier, l’Ademe rappelle que ça reste un véhicule. Pour limiter la pollution et le changement climatique, le premier levier est la sobriété : limiter les déplacements, raccourcir les chaines logistiques. Ensuite : utiliser les transports en commun, faire du vélo, partager les véhicules. Et seulement en dernier ressort, agir sur l’efficacité technique des véhicules. » Un constat partagé par Stéphane Amant, chez Carbon 4 : « Les tanks électriques qui pèsent deux tonnes n’ont rien à voir avec l’écologie. La mobilité électrique ne peut pas remplacer la mobilité thermique avec les mêmes usages. On ne pourra pas y arriver sans sobriété. »
Bon. Imaginons que vous n’ayez pas encore lu Reporterre et qu’illuminé(e) par le discours d’Emmanuel Macron à l’usine Valeo, vous décidiez de vous renseigner sur les aides gouvernementales à la mobilité propre. Vous vous rendez sur le site du ministère de la Transition écologique. Sur la page Prime à la conversion, bonus écologique : toutes les aides en faveur de la mobilité propre, dans la colonne de gauche, vous découvrez l’onglet « Et si vous rouliez en électrique ? ». Là, vous apprenez que le véhicule électrique n’est rien moins qu’« un outil au service de l’environnement ». Parfait ! Et en plus, vous n’aurez rien à changer, car « une voiture électrique convient probablement à vos besoins ». Il suffit de renseigner sur un moteur de recherche vos habitudes quotidiennes et vos goûts pour vous voir conseiller une panoplie de voitures rutilantes : des modèles SUV de toutes marques, des Tesla Model S de 2,2 tonnes emportant 540 kg de batterie. Ô mais... vous n’êtes plus sur le site gouvernemental, mais sur la page « jerouleenelectrique.com », animée par l’Avere (Association nationale pour le développement de la mobilité électrique). Sauf qu’il est difficile de le savoir au premier abord : c’est le ministère de la Transition écologique qui vous y envoie, et son logo, de taille respectable, s’affiche encore en haut à droite. On est pourtant passé directement de la « mobilité propre » aux intérêts économiques des empires automobiles français. Sans… transition, pourrait-on dire, puisque l’internaute est tout simplement invité à acheter le modèle électrique « qui lui convient », sans réflexion sur ses usages et avec un bilan écologique potentiellement catastrophique.
La voiture électrique soulève encore d’autres questions. On peut se demander quelles sont les conséquences écologiques du renouvellement accéléré du parc automobile induit par les « primes à la conversion ». Si les voitures à essence partent prématurément à la casse avant que leur production n’ait réellement été amortie, à quel point le passage à l’électrique est-il justifié ? Peu d’études le renseignent. Et si ces mêmes voitures thermiques quittent le marché français pour atterrir, par exemple, dans les pays du Maghreb, ne risque-t-on pas, au lieu de bénéficier de leur substitution, d’additionner au niveau mondial les coûts écologiques de l’électrique et du thermique ? Un afflux vers les pays pauvres de véhicules polluants d’occasion peu chers, associé à la baisse du baril de pétrole, ne risque-t-il pas d’inciter à la consommation de voitures personnelles dans des régions où elles ne sont pas encore systématiques ? Dans les pays riches, au niveau des usages, le déploiement de véhicules électriques commence déjà à se traduire par un effet rebond — c’est-à-dire un effet involontaire de surconsommation induit par l’efficacité accrue de l’objet. L’Agence européenne pour l’environnement constate, en Suède et en Norvège, que les possesseurs de véhicules électriques ont tendance à remplacer certains de leurs trajets à pied ou en transport en commun par leur nouvelle acquisition. Pourquoi ? Parce que « le coût de fonctionnement d’un véhicule électrique est largement inférieur à celui d’un véhicule thermique » ; parce qu’étant donné le prix d’achat supérieur des électriques, « leurs possesseurs peuvent être tentés de davantage les utiliser pour amortir cet investissement » ; et enfin, en raison des « incitations des collectivités locales à la voiture électrique » (parking gratuit, exemptions de péages, etc.) [8].
Du point de vue de l’écologie, le passage à l’électromobilité s’apparente donc à un pari pour le moins fragile. En France, ce n’est rien moins qu’un pari à 8 milliards d’euros de fonds publics qui nécessite d’espérer que les usagers n’achèteront ni berline ni SUV, utiliseront les transports en commun pour partir en vacances, feront du covoiturage, ne rechargeront pas leurs véhicules en mode rapide parce qu’ils sont pressés (ce qui fait décroître la longévité de la batterie), ni tous en même temps aux heures de pointe (auquel cas, ils sont alimentés par des centrales électriques diesel), ne remplaceront pas leurs trajets en vélo par une balade en Zoe — et de prier pour qu’on arrive à gérer les fuites et les déchets qui sortent des centrales nucléaires, ou qu’on les démonte rapidement. Et, bien entendu, de prier pour que les batteries et les métaux que contiennent les autos électriques soient bel et bien recyclés, sans quoi les ravages des activités minières sont voués à s’intensifier — et les véhicules électriques serviront autant à délocaliser les pollutions qu’à déplacer les personnes.